Alors que l'objectif de réduire à zéro les émissions de gaz à effet de serre d'ici 2050 est promu partout, un secteur continue de voir ses émissions augmenter : le transport maritime. Mise au Point a enquêté dans les coulisses de ce commerce mondial.
Du secrétaire des Nations unies aux municipalités suisses comme Lausanne, l'objectif est le même : pour éviter les conséquences dramatiques d'un réchauffement climatique dangereux, les émissions de gaz à effet de serre doivent être réduites à zéro d'ici 30 ans.
Mais le secteur du transport maritime semble échapper à la règle et voit ses émissions augmenter. Pourtant, où que vous soyez, presque tout ce qui vous entoure a été sur un navire. De la lampe qui vous éclaire aux meubles, en passant par les composants de votre véhicule.
La flotte commerciale mondiale est composée de 50 000 navires qui sillonnent les mers pour répondre à nos besoins. Pendant un an, une équipe de journalistes européens, membres de l'European Investigative Collaborations (EIC), a passé au crible des dizaines de rapports et d'études et contacté autant de spécialistes pour comprendre comment ce secteur contribue, ou non, à l'effort collectif.
6ème plus grand pollueur au monde
Le transport maritime est responsable d'environ 3 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Cela peut paraître peu, mais si ce secteur était un pays, il serait le 6e pollueur mondial, entre le Japon et l'Allemagne.
Pour Faig Abbasov, responsable de la politique maritime de l'ONG Transport & Environment, "tous les secteurs doivent se décarboniser. Il ne peut y avoir de "chouchou". Nous ne pourrons pas atteindre les objectifs de l'accord de Paris sans le transport maritime."
Il dénonce l'inaction des autorités nationales et internationales. "Chaque secteur, chaque industrie que vous pouvez imaginer sur ce continent doit suivre les règles climatiques d'une manière ou d'une autre. Il y a une exception, et c'est le transport maritime.
Ils n'ont aucune réglementation environnementale. Tout ce qu'ils ont, ce sont des déclarations non contraignantes." Pourquoi ? Parce que le secteur est dépendant du fioul lourd. Une matière visqueuse, très polluante, un résidu du pétrole, de loin le principal carburant du transport maritime.
Fonte record des glaces dans l'Arctique en 2020
Le réchauffement climatique n'est nulle part aussi palpable que sur l'archipel du Svalbard, au nord de la Norvège. Longyearbyen serait même la ville qui se réchauffe le plus vite au monde.
La RTS a rencontré Varisa Phothisat, une jeune activiste climatique consciente d'une réalité déconcertante. "J'ai profité de l'été. Nous nous sommes baignés dans l'océan, mais ce n'est pas normal, ce n'est jamais arrivé auparavant."
Des clôtures ont été installées autour de l'école pour la protéger des ours polaires, dont les attaques sont plus fréquentes. Plusieurs glissements de terrain ont été provoqués par la fonte du permafrost. La ville elle-même s'enfonce en raison du réchauffement. "Au final, il ne restera rien si nous continuons. Nulle part ou envoyer des bateaux."
Organisation maritime internationale
Le transport maritime n'a pas été inclus dans l'accord de Paris. Dans la continuité d'une longue tradition d'États laissant à ce secteur, mondial par définition, le soin de s'autoréguler, via l'Organisation maritime internationale (OMI), un organe des Nations unies.
En 2018, l'OMI a annoncé un plan : Réduction de 40% des émissions par tonne de cargaison et réduction de 50% des émissions d'ici 2050 par rapport à 2008. En novembre dernier, l'OMI a mis ce plan en action avec une série de mesures à court terme et non contraignantes.
Si vous attendez toujours les retardataires, vous n'arriverez jamais à rien.
Jutta Paulus, eurodéputée verte allemande
Selon les spécialistes, ce plan est largement insuffisant. Sans changement de politique, ils estiment que les émissions augmenteront de 15 % en 10 ans. En suivant le plan de l'OMI, l'augmentation serait de 14%...
En octobre dernier, le Parlement européen a soutenu une proposition contraignante visant à introduire le transport maritime dans le marché européen du carbone. Un navire arrivant dans un port européen devrait compenser le CO émis pendant son voyage vers ou depuis ce port en achetant des crédits carbone.
Actuellement, le prix moyen est d'environ 47 francs suisses par tonne de CO. Cette approche a été critiquée par l'OMI et plusieurs armateurs, qui dénoncent une réglementation régionale, alors que le marché du transport maritime est mondial.
Imaginons que nous devions réduire l'utilisation du charbon. Mettez les ministres du charbon autour de la table pour discuter. Rien ne se passera.
Faig Abbasov, responsable de la politique maritime à l'ONG Transport & Environment Faig Abbasov, Transport & Environment
La députée verte allemande Jutta Paulus a défendu ce projet au Parlement européen. Elle regrette que l'OMI n'ait pas mis en place un mécanisme similaire au niveau international. " Si on attend toujours les retardataires, on ne fait jamais rien. L'OMI attend les retardataires depuis le protocole de Kyoto. Il faut toujours qu'il y ait un signe avant-coureur".
Un constat partagé par Faig Abbasov. Il salue la position de l'Union européenne, qui a déjà par le passé mis en place une réglementation sur le transport maritime généralisée ensuite par l'OMI.
Il explique la lenteur de l'OMI par sa structure, et l'influence importante de l'industrie. "Imaginez que nous devions réduire l'utilisation du charbon. Mettez les ministres du charbon autour de la table pour discuter. Rien ne se passera."
"Rien n'est prêt."
Contacté, l'OMI n'a pas souhaité répondre à nos questions. Rencontré devant son domicile, son secrétaire général Kitack Lim se dit ambitieux sur les questions climatiques et ouvert à une interview. Toutes nos demandes ultérieures ont été ignorées.
Les armateurs contactés par l'EIC et la RTS nient toute lenteur de l'organisation. Pour Panos Laskaridis, armateur grec et ancien président de l'Association des armateurs européens, les technologies permettant de décarboniser la flotte mondiale ne sont pas encore disponibles : "L'hydrogène n'est pas prêt, l'ammoniac n'est pas prêt. Rien n'est prêt".
Depuis Genève, Bud Darr est d'accord. Il est vice-président du groupe MSC, la deuxième plus grande société de transport maritime par conteneurs. "Si l'idée est d'utiliser des incitations économiques pour encourager la décarbonisation, une solution technologique doit être disponible. Pour l'instant, elle n'existe pas".
Pour la présidente de l'association suisse des bateaux zéro émission, au contraire, les incitations économiques permettront de mettre au point plus rapidement des solutions technologiques.
Sue Putellaz explique : "La technologie est prête pour les petits bateaux de transport. Il y a des technologies qui arrivent pour les cargos. Pour l'instant, ce sont des prototypes". Pour elle, il s'agit surtout d'envoyer un signal.
Taxer le carbone
Contrairement aux propriétaires de bateaux, au sein même de l'industrie, des acteurs importants commencent à défendre l'idée d'une taxe carbone sur les carburants des bateaux.
A Genève, en octobre 2020, lors de la conférence "Maritime Transport Efficiency", l'un des principaux négociants de matières premières au monde, Trafigura, a soutenu l'initiative du Parlement européen et défendu l'introduction d'une taxe carbone, estimée entre 250 et 300 dollars par tonne de CO, un prix 5 à 6 fois supérieur au prix actuel du CO sur le marché européen du carbone.
L'objectif est de financer la recherche et de subventionner les carburants écologiques. "Nous devons agir fortement, nous devons changer les règles du marché", a expliqué Jonas Moberg, directeur des affaires commerciales de Trafigura.
"Nous sommes un affréteur important. Nous voulons que le commerce soit durable. À court terme, il y aura un coût, qui devra être partagé par tous." Il s'attend à "une légère augmentation des coûts de transport temporaires, mais à terme, il n'y aura pas de changement significatif."
L'ONG Transport & Environment avait fait des estimations. "Ravitailler un navire en hydrogène est aujourd'hui 5 à 10 fois plus cher que de brûler du fioul lourd", indique Faig Abbasov.
"Mais selon nos calculs, pour un navire transportant des iPad de la Chine vers l'Europe, l'augmentation des coûts pour un prix du CO de 50 euros par tonne serait inférieure à un centime d'euro par iPad. Cela ne va pas empêcher les gens d'importer ou d'exporter."
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